mardi 19 décembre 2017

Shlomo Venezia: "Peut-être pouvait-on l’épargner et ne pas l’envoyer dans la chambre à gaz"


Shlomo Venezia (1923-2012), écrivain. Il est déporté depuis Athènes vers Auschwitz-Birkenau fin mars 1943. Il est incorporé aux Sonderkommandos. 

Témoignage sur les Sonderkommandos («équipes spéciales» qui étaient chargées par les SS de vider les chambres à gaz et de brûler les corps des victimes, avant d’être éliminées à leur tour au bout de quelques mois):
"(...) Cet homme était un cousin de mon père, il avait 20 ans. Il était plus âgé que moi. Il m’a dit: «Tu ne me reconnais pas? Je suis Léon, Léon Venezia.»

Je suis resté d’abord interdit, puis j’ai commencé à lui parler, à le calmer, le tranquilliser. Il était désespéré parce qu’il savait qu’il allait mourir. Il m’a demandé d’aller parler avec l’Allemand qui peut-être pourrait le sauver. Mais je lui ai répondu que nous n’étions que des Stücke, des «morceaux» qui ne valent rien, qui ne comptent qu’au moment de l’appel. [...]

Je suis allé cependant voir l’un d’eux que je savais être, si je puis dire, presque quelqu’un de normal. On pouvait presque lui parler. Je lui ai dit que j’avais un cousin de mon père qui était ici. Peut-être pouvait-on l’épargner et ne pas l’envoyer dans la chambre à gaz. Je savais que ce n’était pas possible. Et, en effet, il a répondu par un geste pour dire qu’il n’en avait rien à faire. Je suis revenu vers Léon. Je lui ai dit que je lui avais parlé, mais qu’on ne pouvait rien faire. Je lui ai dit de rester tranquille et que nous allions tous mourir. Mais, bien sûr, c’était lui qui allait mourir. Je lui ai demandé s’il avait faim, j’étais sûr qu’il avait faim. Je suis alors monté là où nous dormions car dans mon lit j’avais caché du pain et des conserves. Je les lui ai apportés. Il n’a pas mâché, il a avalé. Il est resté presque le dernier, et a eu le temps de me demander si on souffrait en mourant. Je lui ai répondu que l’on ne souffrait pas, que c’était très rapide, qu’il devait rester calme.

Que dire à quelqu’un de votre famille? Que faire?

Je l’ai pris par le bras et l’ai accompagné presque jusqu’à la porte de la chambre à gaz. Il y est entré et la porte s’est refermée. Dix à douze minutes après, il n’était plus là. Cela a été pour moi insoutenable, j’étais désespéré. Mes amis m’ont aidé, ils m’ont tenu à l’écart à l’extérieur et ils ont sorti son corps parmi les premiers, de sorte que je ne le vois pas. Puis nous avons récité ensemble un kaddish pour lui."
Revue Cités, PUF, 2008/4 N° 46, p.p. 123-124.

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